de Henri Payre le Samedi 15 Janvier 2022 13:01
Mouillard, bien sûr !
Pierre-Louis Mouillard a fini ses jours dans ce quartier du Caire, rendant visite tant qu’il le pouvait à ses chers milans et vautours qui orbitaient au-dessus des collines et de la falaise du Mokattam, les observant, analysant leur vol pour en déduire des modèles qu’il tâchait de faire voler, tant que son état de santé le lui a permis.
Le premier, il a formalisé le gauchissement de l’aile, de façon approchée dans un premier livre, l’Empire de l’Air, paru en1881, puis de façon tout à fait précise dans Le Vol sans battement, compilation posthume de manuscrits datant de 1890 ou avant, qui vient compléter et préciser le premier ouvrage.
L’Empire de l’Air avait été publié à Paris et présenté, bien diffusé et même traduit aux Etats-Unis. Le grand truc à l’époque était de trouver comment se diriger dans l’air. La stabilité verticale (tangage) était à peu près résolue(déplacement du centre de gravité, empennage horizontal), mais la « dirigeabilité »ne l’était pas, c’était le secret à trouver. Le Bris avait bien fait voler son Albatros à Douarnenez, mais il était tracté, ce qui de facto assurait sa« dirigeabilité ».
En 1889, lors d’un « dîner des aviateurs » organisé à Paris pendant le Congrès international d’aéronautique, Octave Chanute venu se renseigner sur l’état de l’art aéronautique en France eut vent des travaux de Mouillard, et cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd.
Il amorça alors aussitôt une correspondance avec Mouillard qui l’entretint entre autres de cette idée du gauchissement, Mouillard espérant obtenir un soutien pour la publication d’un second ouvrage. Ce dernier avait renoncé à se tourner vers la France, dont il jugeait qu’elle était perdue dans l’impasse des dirigeables et de l’aile battante.
Aux Etats-Unis, un article de Mouillard paru en 1893 expliquait en détail le principe et fut bien diffusé et consulté. Et Mouillard envoya à Chanute le manuscrit du futur second ouvrage, dans lequel le gauchissement était clairement développé, mais hélas Chanute ne vit pas l’intérêt de cette publication et renvoya en Egypte le document, annoté de sa main. Il déposa tout de même un brevet, qui manquait cependant de précision, en mettant Mouillard en co-inventeur et en envoyant 2000 dollars à ce dernier.
Ce n’est qu’en 1903 que deux frères passés à la postérité, eux, déposèrent un brevet pour un appareil, dont la description comportait explicitement la torsion des ailes comme moyen de se diriger. Ces deux frères qui reconnurent publiquement que la lecture des travaux de Mouillard avait relancé leurs travaux à un moment où ils étaient en passe de laisser tomber l’affaire.
Chanute dut alors réaliser qu’il avait eu dans ses propres mains, dix ans auparavant, les preuves de l’antériorité de cette invention... Grâce à Mouillard, et avec lui, il aurait pu avoir dix ans d’avance ! Il refit le voyage de Chicago en Europe pour rendre visite à des héritiers de Mouillard à Cimiez, en France, pour tâcher de récupérer tout ce qui pouvait être aéronautique dans le maigre héritage qu’avait laissé Mouillard derrière lui. Sans doute voulait-il rassembler des éléments d’antériorité de cette invention.
Pas de bol pour Chanute ! Après la mort de Mouillard, l’héritage en question avait été récupéré par le Consulat français du Caire puis mis aux enchères, mais en deux parties. La partie non aéronautique avait été attribuée à la famille qui s’était occupée de Mouillard à la fin de sa vie, et se retrouva plus tard à Cimiez, mais la partie aéronautique… était restée dans les caves du Consulat, au Caire ! Chanute arrêta là ses recherches. Ce n’est que vers 1910 que tous ces feuillets(environ 600 !) furent compilés, mis en ordre et publiés sous le titre« Le vol sans battement » par un ingénieur des Mines, André-Henri Coüannier, qui expliqua toute l’affaire dans un avant-propos très détaillé à cette édition posthume du « Vol sans battement ».
On peut donc sans conteste affirmer que, observant le vol des vautours depuis la falaise du Mokattam (le point que j’avais indiqué, et la belle photo noir et blanc que nous avons vue), Mouillard a formalisé le gauchissement, dès avant 1890, que ses travaux ont influencé les plus grands pionniers de l’époque, notamment les Wright et autres Langley, et que Chanute a de peu raté l’occasion d’établir formellement l’antériorité française de l’invention.
On ajoutera que Mouillard avait auparavant vécu en Algérie, où il s’était livré à de belles expériences, notamment lorsqu’il décrit un vol d’environ 42 mètres dans un planeur réalisé… dès 1865 ! Mais comme il était discret et avait tendance à se cacher pour mener ses expériences, il n’y avait guère de témoins sérieux.
Pour ce qui est la parenté avec l’Ercoupe, on trouve aussi dans Le Vol sans battement la description d’un dispositif de couplage d’un gouvernail de direction et du gauchissement. Il évoque aussi à plusieurs reprises ce qu’on peut appeler des appareils à géométrie variable.
La vie de ce Lyonnais d’origine, excellent dessinateur (il avait été élève d’Ingres), marié à une hollandaise et passant les dernières quarante années de sa vie dans ce quartier du Caire, est étonnante et émouvante.
On croise également dans cette existence Marey, organisateur du fameux dîner des aviateurs et inventeur de la chronophotographie, qu’il avait bien sûr voulu utiliser pour appuyer les réflexions de Mouillard. On croise aussi peut-être Rimbaud, au destin quelque peu parallèle. Peut-être même ces deux-là se sont-ils rencontrés au Caire, au Consulat ou dans quelque cercle français de l’époque, alors que Rimbaud malade revenait en France.
La Ligue de navigation aérienne, qui éditait un bulletin dont l’en-tête reprend le dessin emblématique du vautour, de la main de Mouillard, a fait ériger en 1912 une très belle stèle dans le quartier d’Héliopolis, stèle détruite lors de la Guerre des six jours.
Il est bien possible que l’idée de cette stèle et de l’organisation de la nécessaire collecte de fonds soit née lors de cette première semaine d’aviation d’Héliopolis de 1910 dont nous avons vu l’affiche. La communauté française aéronautique du Caire était très avertie de l’importance du travail de Mouillard.
L’oiseau de Saqqarah, à la curieuse dérive verticale, semble être un travail prémonitoire des recherches de Mouillard.
J’ai réussi à me procurer les deux ouvrages de Mouillard, et je dois dire que la vie de ce type ferait un magnifique documentaire.
Henri
PS 1 : parmi les liens intéressants sur le sujet, celui de Jarrige, spécialiste de l'histoire du vol à voile en Algérie (et qui m'a accordé mon TT au siècle dernier...)
PS 2 : notez qu’en tapant sous Google« Le Caire », « Mokattam » et « Aéronautique »(objet de ce forum, après tout), on tombait directement sur Mouillard. On pouvait aussi remplacer « aéronautique » par « aviation »ou même par « Rimbaud ».
PS3 : merci aux contributeurs, j'ai appris aussi des choses de mon côté !