The man who flew the Memphis Belle

[Rhoditis]

Je résidais à Atlanta et avais entendu à la radio que le Colonel Morgan dédicacerait son livre dans sa ville d'Ashville.
J’ai trouvé facilement la librairie que je cherchais. Je ne suis pas familier de ces manifestations et me demandai soudain ce que je faisais là. Dans le fond de la boutique, le Colonel, seul derrière sa petite table. L’âge avait altéré son physique de jeune premier, épargnant toutefois ses beaux yeux clairs. Il portait fièrement un blouson de type A2. Ils distinguaient les pilotes et membres d’équipage du reste de la troupe. Inutile de dire que ce vêtement faisait l’envie de tous sur les bases aériennes.

Je considérai un moment de loin cet homme illustre. Jamais je n’avais abordé de héros. Bien que le récit de sa vie m’ait beaucoup impressionné, je n’éprouvais à vrai dire plus aucune nécessité ni envie de m’approcher d’une icône. Il savait, lui, ce que représentait de piloter une forteresse volante au milieu d’un vacarme infernal, d’odeurs mêlées d’essence, de poudre et de sueur, avec, plein la bouche, le goût de l’adrénaline qui permet de tenir le coup sous le feu des tirs anti-aériens et celui des chasseurs ennemis. J’essaie en plus d’imaginer la détresse de ces jeunes gens qui à peine sortis de l’adolescence déjeunaient le matin avec leurs camarades qu’ils ne reverraient pas au dîner. Des liens d’amitié unissaient sa famille aux Vanderbilt et à leur colossale fortune alors comment comprendre un individu qui a troqué l’insouciance d’une jeunesse dorée pour plonger en enfer ? De quel bois êtes-vous donc fait Colonel?

J’ai pensé un moment partir, le laisser seul à sa petite table. Je n’étais qu’un étranger aux yeux d’un étranger. Quelles images, quels souvenirs secrets garde-t-il au fond de sa mémoire? Il a dû évoquer des dizaines de milliers de fois ses hauts faits d’armes, encore et encore, peut-être jusqu’à leur enlever toute consistance. Perdu dans mes pensées, alors que je le fixe encore, il lève la tête et croise mon regard. Je ne peux plus reculer. Je franchis les quelques pas qui me séparent de la table. Sur sa droite une pile de livres. Je saisis celui du dessus et le lui tends. Je n’essaie même pas d’expliquer par quel miracle mes doutes et hésitations sont balayés en une fraction de seconde. Le sourire de Robert
Morgan, tout machinal qu’il soit ne peut s’adresser qu’à moi puisque je suis seul avec lui.

« Je suis très honoré Monsieur… ». Je m’en veux d’être aussi pataud. Qu’importe…
Il me remercie aimablement d’être venu. Son accent du Sud me le rend instantanément sympathique. Sa voix est plus chaude, plus humaine que celle du narrateur que j’avais imaginée lors de la lecture du livre. Timidement j’enchaîne: “I wanted to see the Belle but I am happy I see you first, Sir… “. Et j’étais sincère. A cet instant précis je souhaitais le voir ce B17. Mais là, devant moi se tenait son pilote. Quels que soient les avions et leur histoire, ce sont les hommes qui leur donnent leur réelle dimension.

En ouvrant machinalement le livre pour le signer il me demanda d’où j’étais.
Je lui expliquai brièvement que je travaillais à Atlanta, Grec de nationalité mais que j’habitais la Belgique. Il leva la tête, croisa mon regard une nouvelle fois et me dit en souriant « J’ai volé au-dessus de la Belgique ». « Oui, je sais j’ai lu attentivement votre livre ». D’autres personnes s’étaient approchées. Un homme et deux jeunes enfants, manifestement trop jeunes pour être les siens. Il devait être leur grand-père. J’allais céder ma place. Peut-être aurais-je dû exprimer de la gratitude pour ma liberté et du respect pour son courage. S’il ne peut voir tout cela dans mon regard alors aucun mot ne le fera mieux.

Je savais que la douleur la plus vive ne lui fut pas infligée par la guerre et la perte de centaines de ses camarades. C’est le suicide de sa mère qui le marqua à vie. Il n’est de héro qui ne fut avant tout un enfant. L’enfant d’une femme. Toute sa vie il s’entoura d’elles. Il en épousa même quelques unes. Mais ce n’était pas une épouse qui lui avait manqué. Seulement une mère qu’il essaya de retrouver aux travers de compagnes qui ne la remplacèrent jamais.
Avant de le quitter je lui dis que la Caroline du Nord avait été une révélation pour moi et que j’aimais énormément son pays ; ajoutant que j’y faisais une escapade aussi souvent que possible. J’ai la faiblesse de croire que cela le toucha plus que tout ce que j’aurais pu débiter sur son glorieux passé. Il saisit trois photos le montrant avec son équipage, les signa et me les tendit. Il m’offrit alors une poignée de main dont je sens encore la chaleur.

Derrière moi l’un des enfants chuchota « il est vieux ». Et il l’était. 84 ans. Il lui restait un an à vivre. On n’aime pas les héros, on les admire. Ce jour-là, c’est l’homme que j’avais très brièvement croisé… J’y pense souvent.

Georges

PS. Le bouquin? Oui, j'ai aimé...