de Jacques Darolles le Dimanche 26 Octobre 2008 10:43
Il n’est pas rare que septembre soit magnifique dans notre région, et d’ailleurs il est moins risqué d’organiser quelque chose d’aérien dans la région toulousaine à ce moment-là, plutôt qu’au printemps, ou fréquemment, il pleut.
L’été se prolonge bien souvent, et cette année-là aussi, alors que les journalistes n’ont pas encore songé à appeler ça l’été indien, bien que Joe Dassin y travaille.
Soleil, sècheresse, pas trop de chaleur, de quoi vous faire regretter de retourner en classe.
Ce 16 septembre 1978 est un samedi. Il fait une météo splendide, et les pilotes de la région, revenus de leurs vacances et un peu remis de leur tiers provisionnel, sortent en nombre pour profiter du soleil, les audacieux se risquent jusqu’à Saint Girons, les aventuriers jusque sur les Pyrénées.
Ca tourne à fond sur tous les terrains, et sur le parking de Muret, les bénévoles-pistards ont quelques crampes au bras à force de démarrer tous les quarts d’heure un des nombreux Jodel 112, les avions-emblêmes qui constituent la composante principale des avions-écoles.
Un autre Jodel est sur le terrain en visiteur, d’ailleurs, c’est le D150 « Mascaret » F-BLDN, basé à Lasbordes, que son propriétaire Mr C. vient d’abreuver à la pompe à essence, et qu’il s’apprête à démarrer, à la main, aussi. Son avion n’a peut-être plus de batterie, ni de démarreur, que sais-je. Toujours est-il que le propriétaire semble avoir les choses bien en main, les cales, brassage, et zou… On a à peine eu le temps de voir qu’en fait, il n’y a personne dans l’avion, et que Mr C. a l’air habitué à cette manœuvre en solo, rooaaar, ça tourne, et ça tourne même un peu trop. La manette des gaz devait être un peu trop enfoncée. Grisés par le soleil de fin d’été, les cent chevaux prennent visiblement le mors aux dents, et le D 150 saute allègrement par-dessus les cales.
Instant de stupeur de ceux qui ont vu, avant que ceux qui n’ont pas vu aient pigé qu’il se passe quelque chose, André, l’instructeur bénévole, a saisi en un réflexe le bout d’aile de l’avion sans pilote, dans l’espoir de stopper sa course. Instantanément, la roulette arrière se déverrouille, et l’avion se met à tourner comme une toupie, autour d’André qui se cramponne.
La population se divise instantanément en deux groupes, ceux qui se cavalent en souplesse, en poussant des cris d’adolescentes américaines sur un manège, et ceux qui tentent de faire quelque chose. Mais faire quoi ? Bloquer l’autre aile, par exemple. Deux ou trois téméraires s’y risquent, et finissent en roulé-boulé sur le goudron. L’avion fou tourne toujours .
Pendant ce temps, pragmatiques, d’autres se grouillent de pousser en vitesse les avions dans les hangars, au cas où l’héroïque instructeur lâcherait prise. Puis il rabattent au galop les portes métalliques, afin de faire écran. Pendant ce temps, André et son avion-toupie sont arrivés au milieu du parking, qu’ils traversent progressivement en cycloïde, tour après tour.
« Lâche-le, lâche-le » s’écrient les témoins, une fois tous les avions à l’abri. Laisser l’avion partir dans la nature, vers l’extérieur du terrain, serait peut-être une solution. Mais André tient bon . Mr C. tente aussi de stopper l’aile extérieure, et se retrouve KO sur le bitume, ayant pris le bord d’attaque du BLDN au niveau de la poitrine.
Il fait beau et doux cet après-midi, et d’ailleurs André était sur le terrain en espadrilles, espadrilles qu’il a perdues dans les premiers tours du cirque. Le voilà pieds nus sur le goudron, à se battre contre cet avion. Imaginez ce qu’il endure, avec la peau de la plante des pieds qui s’arrache progressivement , tandis que la machine folle tourne toujours.
Mais petit à petit, tour après tour, le parking traversé, André a amené lentement le D150 au bord de l’herbe, où la roue extérieure se met à mordre, et la rotation de l’avion fou commence à ralentir, un peu, franchement, encore un tour, et là, Gérard, l’instructeur salarié, agile et souple, saute sur l’aile, s’accroche, remonte, s’agrippe, et passe la main dans l’habitacle à tâtons, il y est presque, les gaz, non, il les loupe, mais il met les doigts sur le contact magnétos et clac, il coupe.
Silence. L’hélice se fige, le Mascaret finit de s’arrêter, là, dans l’herbe.
Tandis qu’on se presse au chevet de Mr C., André, le dessous des pieds ensanglanté, marche péniblement vers le bureau, où il s’assied, jambes pendantes, sur la grande table orange. Aujourd’hui encore, je garde en souvenir l’ image terrible de ces traces de pieds, imprimées en sang, avec les orteils bien dessinés, là, sur le béton lisse.
Assis sur la table, André souffre comme il n’est pas permis. Heureusement, la Providence est là, ou plutôt son représentant, en la personne du Docteur A.
Le Docteur A. vient voler de temps à autre, des vols aux minutes soigneusement comptées, que bien souvent, il laisse élégamment régler à ses passagères. Un heureux homme, en somme. Mais aujourd’hui, se souvenant de son serment d’Hippocrate, il tire de son auto sa trousse de médecin, et s’emploie à panser les pieds d’André, en attendant l’arrivée de l’ambulance, tandis que se déchaîne à l’extérieur tout ce qu’un incident aérien attire comme képis, uniformes et administratifs, qui ne pouvaient rêver , en plein week-end, d’une aubaine pareille.
Le F-BLDN a le bord d’attaque enfoncé. Certes, ça a dû cogner, Mr C. est un type solide, quoique là, les pompiers l’embarquent quand même. Ils embarquent aussi André, qui ne peut plus marcher, mais qui a eu son pansement provisoire. Le Docteur A. s’est souvenu que ce 16 septembre était un samedi : dans la semaine, André rentré chez lui recevra la note d’honoraire du Docteur, assortie de la majoration week-end . Comme il va être obligé de rester assis deux ou trois semaines, il aura le temps de la méditer.
Suite à cet incident extraordinaire et fâcheux, Mr C. ne revola plus jamais, et fit don de son avion au mécano de Lasbordes qui en assurait l’entretien.
Cet acte de courage valut à André de se voir décerner la Médaille de l’Aéronautique. La remise de cette décoration serait par ailleurs une anecdote à elle seule. Parallèlement à une exemplaire carrière au SEFA, qui le mena de mécanicien piste à chef-pilote du centre, André accomplit par ailleurs divers autres actes de courage. C’est lui qui, par exemple, m’a lâché , le 11 août 1974, sur le Jodel 112 F-PKFD.
Devenu un septuagénaire au dynamisme intact, comme chacun aimerait l’être, Gérard court toujours le monde pour instruire les plus jeunes, depuis les BIA à Sabonnères, jusqu’aux pilotes d’Airbus à Pékin.
Quant au D 150 F-BLDN, une petite souris au fond du hangar m’a dit qu’il vole encore, paraît-il, quelque part dans les Alpes. Si vous le voyez, donnez-lui de ma part une petite tape amicale sur le capot.
Jacques Darolles
Aviateur paysan