de Henri Payre le Vendredi 27 Décembre 2019 17:18
Chaque hiver, c’est pareil.
Je me retrouve régulièrement à la cuisine pour faire la popote et cette fois-ci, je me suis mis en tête, avec ma fille qui a 6 ans, de trouver une recette de purée de pommes de terre qui aille chercher sur le sublime, façon Robuchon, on dit que celle de ce grand chef est exceptionnelle. Essayer différentes variétés, les couper de différentes façons, faire plus ou moins cuire, puis ajouter crème, beurre, muscade, etc. Donc, je pèle les pommes de terre, elle les lave, je les coupe en dés, et on avance comme ça. Bon, je ne suis jamais allé chez Robuchon, hein, je ne risque pas de savoir quand je toucherai au but, mais ça me va aussi bien comme ça, du coup on continuera à chercher, ce sera un marronnier d’hiver, un work-in-progress annuel…
Attentif à l'épaisseur de la pelure de pomme de terre laissée par cet épluche-légumes allemand qui me déconcerte, c’est à ce moment précis que je l'entends… C’est lui, il est là comme chaque fois au rendez-vous. Lui, ou plutôt eux… les deux turbopropulseurs qui émergent du fond de l’horizon par un murmure naissant discrètement dans mon oreille, ce bourdonnement que je reconnaitrais entre mille à, allez, une vingtaine de nautiques maintenant, quelque part entre les niveaux 150 ou 250. C'est lui, c'est l'avion, l'Avion avec un grand A, en route pour avaler lentement et méthodiquement les nautiques tout au long de la nuit paisible qui est tombée.
Je ne sais pas sa compagnie, je ne sais pas d’où il vient ni où il va, mais peu importe. Fait-il un Milan-Edinbourg, un Barcelone-Gdansk, qu’importe… Transporte-t-il du courrier, du fret, s’agit-il cette fois-ci d’un petit Beech, un transport d’organes qui se serait glissé dans le planning régulier ? Non, le son serait plus haut… Ou bien transporte-t-il des passagers, c’est vrai qu’il en existe encore, même en Europe, des vrais avions avec des hélices, on dit même que le secteur se porte bien et a de l’avenir.
Car il a des hélices, justement. C’est tout de même mieux que ces poêles à mazout qui crachent le feu pour obtenir l’effet de propulsion escompté. D’accord, il y a aussi un poêle à mazout dans un turboprop, mais il a le bon goût de rester à sa place, celle de la génération primaire de l’énergie, le vrai et noble travail restant fait par les hélices, qui ont le respect des choses et des anciens, Bernoulli et les autres, appliquent les grands principes de l’aérodynamique et ne se contentent pas de brutaliser l’air en le cramant… Une hélice, ça brasse l’air, monsieur, nuance, cela n’a plus rien à voir, ça utilise les propriétés mécaniques et viscoélastiques du fluide en s’abstenant de s’en prendre sournoisement à sa composition chimique. Cet air pourra ensuite resservir tel quel à l’avion suivant et à tous les autres qui suivront. Ça a tout de même, vous l’avouerez, une autre classe.
Et puis j’imagine les deux pilotes… Je ne peux m’empêcher de leur associer cette image que j’ai gardée d’un documentaire de Pégase sur l’Aéropostale moderne, époque ATR. Le captain avait des lunettes de lecture comme il sied à un homme de savoir et d’expérience, une pipe au coin de la bouche et respirait la paix et la tranquillité ; on aurait pu se dire qu’il partait pour une veillée à lire son journal au coin du feu, en dégustant lentement un fourneau d’Amsterdamer ; je ne sais si c’était autorisé de fumer dans le cockpit, peut-être était-ce avant le vol, et puis c’était il y a déjà quelque temps, l’époque était sans doute plus légère, et puis baste !, une pipe, ça ne fait pas vraiment de fumée ; et puis je m’en fous, j’ai bien aimé cette image, elle m’est restée, je la garde.
Le son enfle progressivement et régulièrement, l’avion se rapproche, je vois qu’il tire bien droit sur STR, bien sûr les deux turbopropulseurs sont parfaitement accordés, il n’y a pas un tour/minute de différence entre les deux régimes. C’est comme avec les cordes d'une guitare ou d’un violon quand on va chercher le ventre de résonance pour, d’une micro-pression supplémentaire sur la clé, faire soudainement disparaître ce ventre et avoir la quarte parfaite, au Hertz près… Oui, je sais ce que vous allez dire… La technologie est capable d’accorder les deux régimes de rotation mieux que tout pilote, comme d’habitude la techno est plus maligne… Il faut juste des capteurs, un calculateur, des actionneurs, une boucle de régulation et tout le tremblement. Je ne sais même pas si ça existe mais je fais confiance à la techno, oui ça doit bien exister, c’est justement le truc auquel la techno ne peut pas résister, ça doit s’appeler PROP SYNC ou un truc du style, peu importe. Mais je me plais à penser que le captain, pipe au bec, a désengagé ce PROP SYNC de pilote techno pour accorder ses hélices à la pogne, comme ça, par plaisir, parce que le manuel de vol ne l’interdit pas, parce qu’il est guitariste dans une autre vie, ou alors pour sentir son avion, tout simplement. Important, ça, sentir son avion, à tout moment...
Moi, je pèle ma pomme de terre en tâchant de doser savamment la pression de mon pouce sur l'épluche-légumes et lui, là-haut, dose la pression de son pouce pour régler les cordes de sa guitare à turboprops et en obtenir un bel unisson à la fondamentale.
Bref mes deux pilotes sont là-haut, avec leur sapin sous les yeux et la campagne nocturne qui défile lentement à 250 nœuds, ça suffit bien après tout, au niveau où on est, un 170 peut-être, qui suffit bien lui aussi. A quoi bon s’énerver pour aller plus haut quand on a la nuit devant soi… Ce soir il fait clair, et s’ils viennent de Barcelone, ils viennent de se faire les Vosges, vont s’amuser à repérer le passage de France en Allemagne à la couleur de l’éclairage public des autoroutes ou des villages, commencent à deviner loin devant Karlsruhe puis Francfort et ont juste là sous leurs yeux Strasbourg où les attend la petite sentinelle terrestre que je suis…
Car je suis l’un de ceux qui, tout au long de leur parcours, les attend, est là pour eux, vérifie qu’ils passent bien au bon endroit, et leur donne le GO pour la poursuite de leur vol. Ils peuvent bien se dire, là-haut, depuis leur plus beau bureau du monde, qu’ils veillent pipe au bec sur ces populations endormies en berçant de leurs deux hélices ceux qui prennent le premier train du sommeil. Mais moi, depuis ma plus belle cuisine du monde, ne suis-je pas là, comme tant d’autres au sol, à veiller sur eux comme ils le font sur nous ?
Et peuvent-ils imaginer que, tout en pelant mes pommes de terre, je sais presque exactement ce qu’ils font, ce qu’ils doivent faire, hein les enfants il faudrait maintenant quitter Strasbourg pour prendre Langen, branche suivante s’il vous plaît, engine check, fuel check, maintenant, hop hop, je pourrais presque le faire pour eux, je n’ai plus les doigts sur l’épluche-légumes mais sur la radio, comme si j’étais à côté d'eux… Ah, ils se figurent peut-être qu’ils sont pour ceux d’en bas l’ange des Ailes du désir, mais c’est moi qui suis leur ange, qui pense à eux et vérifie qu’ils n’oublient rien, leur fais poser les yeux sur tel ou tel instrument et les accompagne sur ce petit bout de trajet dans le ciel de Strasbourg, pour les relancer ensuite vers la prochaine sentinelle.
En vérité, par la simple pensée, comme par un dédoublement de l’esprit, je ne suis à la fois dans ma cuisine et dans cet avion, je pèle mes pommes de terre sur le jump-seat et recycle en même temps le transpondeur, et c’est un grand plaisir de l’existence de faire les deux à la fois, croyez-moi, je vous le conseille fortement, essayez, vous ne serez pas déçus. Me voyant m’arrêter un instant, ma fille s'arrête elle aussi, je lui indique d’un doigt silencieux vers le plafond qu’il faut écouter l’avion qui passe, elle écoute elle aussi. Eux, à leurs commandes, maîtres tranquilles de leur guitare céleste, veillent sur la parcelle de planète qui défile au-dessous d'eux, dans la nuit paisible qui s'étend, et pendant ce temps deux cuisiniers amateurs veillent sur eux.
Petit à petit, l’effet Doppler fait son travail, l’avion passe à la verticale ou presque, d’un coup la fréquence de la musique décale et descend d’un ton, les voilà qui s’éloignent vers Gdansk, et nous reprenons notre affaire avec ma fille, avec le sentiment du devoir accompli ; nous avons attendu l’Avion, nous l’avons tiré, tel un QDM attentif et bienveillant, puis maintenant nous jouons les QDR, nous le lançons vers la prochaine sentinelle en lui souhaitant bonne route.
Rien n’a finalement changé depuis ces premiers vols commerciaux de nuit menés par Noguès entre Strasbourg et Paris ; le pilote allait de phare en phare, ceux-ci étant allumés par des sentinelles terrestres alertées à l’avance de l’heure de passage. Aujourd’hui la techno se charge de l’essentiel, ou plutôt non, elle se charge du superflu, et comme jadis l’essentiel reste aux mains des pilotes et des sentinelles, et c’est bien ainsi.
Pour le reste, la purée de Robuchon, du moins la variante strasbourgeoise, c’est simple, hein : vous prenez trois sortes de pommes de terres, vous coupez plus petit celles qui sont plus fermes, vous faites cuire, vous pressez ou écrasez, après quoi il vous faudra du lait frais et surtout du beurre, vraiment beaucoup de beurre, du frais baratté comme celui de la fermière de mon village d’enfance. Sel, poivre, muscade à volonté, et dégustez, c’est bien !
Tiens, et après tout, ces deux pilotes qui sont passés au-dessus de nos têtes, si je trouvais le moyen de leur proposer, depuis le jump-seat qui leur reste dans le cockpit, la purée de Robuchon, histoire de passer de la théorie à la pratique ? Ce serait un peu baroque mais au fond tout à fait réalisable, il me faudrait un épluche-légumes, une bouilloire ou un micro-onde, on doit trouver ça dans le galley, on presserait à la fourchette, ensuite des assiettes, un peu d’organisation, une nappe, et puis du beurre, du bon beurre frais baratté sorti du petit frigo de bord…
Allez… Chiche…
Henri