de Delépine le Vendredi 4 Août 2017 14:25
Avant-hier j'ai célébré dans la plus stricte intimité le quarantenaire du premier vol un peu sérieux que j'ai fait.
Le 2 août 1977 alors que je suis propriétaire d'un Turbulent depuis dix jours j'entreprends une traversée du pays du nord-est au sud-ouest entre Châlons-Ecury et Muret, un peu au sud de Toulouse. Le prétexte est d'aller rendre visite à une aïeule. Ce sera m'éloigner trois fois plus loin que jamais fait avant. J'arrive à Ecury tôt le matin sur le terrain désert ; une brume légère de peu de hauteur flotte encore. Les hautes et massives portes de bois du hangar une fois poussées, la bête sur l'aire goudronnée va faire ses sept cents kilomètres en torpédo avant ce soir en battant tous ses records comme ceux de son cavalier. Je découvre le singulier privilège d'être de toute une ville le seul homme à disposer des dizaines d'hectares mis à sa disposition pour qu'il s'envole à l'autre bout de la France. La première escale sera Montargis distant de 160 kilomètres franchis en une heure quinze.
J'inaugure la façon de naviguer qui sera presque la seule en 386 heures que je ferai sur le Turbulent : suivre les routes. Il faut dire que je le faisais déjà lorsque je m'éloignais d'Ecury sur un CdN de club. Je ne me perdrai jamais, ce qui veut dire que toute la ruineuse école de navigation au cap et à la montre faite en second degré me sera complètement inutile. Pour mieux suivre la route de Châlons à Sézanne je reste assez bas au niveau des petits cumulus épars dans l'air encore humide de ces premières heures. La suite contourne Nogent et Sens ; je reconnais au passage une foule de repères auparavant vus seulement de la route, lorsque je parcourais le même itinéraire à cyclomoteur précisément à même destination – mais en trois jours.
Ravitaillé à Montargis je repars pour le Blanc que j'atteindrai peu après midi. Ce vol de 192 kilomètres est l'un des plus beaux dont je garde le souvenir. Toujours suivant les routes j'arrive sur la Loire à Châteauneuf. Le temps est clair et le fleuve majestueux, mais en d'autres voyages quelquefois le ciel sera plus couvert : en une autre arrivée sur la Loire je volerai à moins de deux cents mètres en vue du sol à la verticale, mais au-dessus de minuscules cumulus très bas assez denses pour faire un tapis hermétique à la vue dès que le regard devient oblique. Dans un monde floconneux et blanc ainsi visuellement isolé de la planète, ce seront les tours de refroidissement de la centrale de Dampierre qui permettront la navigation.
A partir de Châteauneuf il faut bientôt quitter le fleuve pour contourner par le sud la CTR d'Orléans, passant au sud d'Olivet et retrouvant plus loin la Loire entre Meung et Beaugency. Débutent environ quatre-vingt kilomètres de Loire jusqu'à Amboise où je virerai au sud. Les coudes sur les bordés de cabine je descends le fleuve à vingt mètres au-dessus de l'eau et des bancs de sable, dans une joie que nul imbécile à cette époque n'aurait l'idée de dénoncer. Il y a des campeurs sur la rive : les enfants qui m'ont vu arriver courent sur un banc de sable pour être sous l'avion lorsqu'il passera. C'est à peine si pour éviter de survoler Blois en plein milieu je dévierai un peu du cours d'eau. Je suis plus loin de mon point de départ que jamais en avion. Arrive le château d'Amboise et sa grosse tour des conjurés pendus ; sitôt la ville passée il convient de piquer au sud à travers les terres en direction de Loches puis du Blanc. Immédiatement je fais la découverte d'une curiosité, d'une chinoiserie pointue dans un parc à la française : la pagode de Chanteloup bâtie dans sa propriété par Choiseul. Quelques minutes après le chemin coupe le Cher. A cinq kilomètres peut-être au loin sur ma gauche se devine un pont d'apparence curieuse. Pour mieux le voir je file dessus en demi-piqué ; à mi-chemin je devine avec joie Chenonceau dont je dois l'aveu que je n'aurais pas alors su le placer correctement sur une carte.
La route devient plus monotone, passant près des étangs de la Brenne. Le Blanc arrive après deux heures cinq de vol ; il y règne une activité parachutiste importante. Une fois ravitaillé je fais le tour des hangars avant de repartir ; or voici dans un coin une chose curieuse : un tronçon arrière de fuselage métallique, tout ce qui suit la cabine ; mais il n'y a rien de la cabine tandis que le tronçon ne porte aucune trace d'arrachement. Il semble tout à fait autonome. Un peu plus loin, une paire d'ailes hautes posées contre un mur. Puisant dans ma culture aéronautique je n'y trouve qu'une seule explication. Je m'attends donc à trouver dans les parages une Vespa 400 recarrossée. Bingo ! La voilà...
Je suis donc en présence du prototype en CNRA « Autoplane » d'un certain M. Lebouder. La presse aéronautique a présenté abondamment ce combiné avion/voiture dont il suffit à l'escale de détacher queue et ailes pour prendre la route à volonté. La cabine de l'avion est une voiturette largement revue, dotée de roues capables d'élever le véhicule terrestre pour donner la garde au sol voulue à l'hélice du moteur de cent chevaux logé dans le coffre avant. Ainsi l'Autoplane de passage au Blanc y a-t-il connu un atterrissage difficile ayant causé l'impossibilité d'en repartir.
L'après-midi commence avec la troisième étape qui me conduira en une heure quarante à Périgueux-Bassillac distant de 158 kilomètres. La première petite ville de quelque importance sur la route est la Trimouille. Plus loin on passe Saint-Junien ; on suit en somme l'itinéraire bis routier de Paris à Toulouse en évitant la zone de l'aéroport de Limoges. Saint-Junien est précédé par une barre de collines perpendiculaire à ma route. Elles sont peu élevées mais je commence à ressentir la fatigue, en sorte que l'avion aussi me paraît essoufflé et que la barre de collines me fait l'effet d'une cordillère. Au sud de Saint-Junien je compte rejoindre à Châlus la route de Limoges à Périgueux, qui avant cette dernière ville me déposera à Bassillac.
Pour une fois j'ai là trente kilomètres à faire au cap et à la montre, car rien dans ce mauvais passage ne va droit ; ce n'est qu'un lacis presque inextricable de petites routes d'ailleurs souvent masquées par les bois. On dira que c'est peu ; mais si je manque Châlus je suis tout à fait perdu car je n'identifierai probablement pas la route de Limoges à Périgueux si je l'intercepte ailleurs. Si je crois l'identifier je n'en serai pas assuré avant de l'avor suivie longtemps. En un mot le décor devient inhospitalier, car se perdre avec le Turbulent est la dernière chose que j'envisage. Aller à l'aventure et tournicoter à vitesse d'escargot en espérant se retrouver lorsqu'on n'a que peu d'autonomie est à éviter absolument. Je reste aujourd'hui encore étonné par les nombreux prétextes invoqués vers 1995 à 2000 par tant de pilotes pour ne vouloir entendre parler de GPS.
Au début tout va à peu près ; je parviens tant bien que mal à suivre les petites routes. Il faut cependant après Saint-Junien peu de kilomètres pour que le lacis et les bois qui le cachent me fassent perdre toute certitude quant aux routes que j'essaie de suivre. J'ai pourtant remplacé ici par nécessité la carte aéronautique au 1/500 000 par la Michelin au 1/200 000. Par chance en plein milieu du chemin trône au milieu du paysage moutonné le long étang de la Pouge. Une fois à sa verticale je tâche en faisant des ronds de tenir le manche entre les genoux tandis que sur la carte Michelin je passe, sous le soleil qui frappe assez dur, de longues minutes à examiner le décor pour ne continuer mon chemin qu'une fois assuré de ne pas m'égarer fâcheusement. Une fois à Châlus la suite est facile et Bassillac vient sans peine. J'y roule jusqu'au bout de la piste en herbe où sept ans plus tôt je consacrais en camp aéronautique national mes journées à attendre le Bijave sur lequel j'ai appris le pilotage. Le même instructeur est toujours là ; je peux aller le saluer assis dans son biplace attendant le remorqueur, vaguement étonné de voir second degré avion et propriétaire son stagiaire le plus gonflant. L'instructeur a vécu entre-temps quelques aventures : trois ans plus tôt le Jodel dans lequel il emmenait deux élèves s'est vu lacérer son intrados et emporter une roue par la dérive d'un Mirage. Au cours de ce vol j'ai passé mes cent heures de solo en avion. Une quatrième et dernière étape me portera à Muret en deux heures dix pour 197 kilomètres. Elle ne m'a laissé aucun souvenir. La journée tire à sa fin ; à Muret j'aurai la chance de tomber sur un pilote assez aimable pour me conduire en voiture à ma destination, Carbonne à vingt kilomètres de là. Total de la journée : 702 kilomètres en sept heures dix.
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Delépine le Samedi 5 Août 2017 10:20, édité 1 fois.