de Jacques Darolles le Lundi 14 Avril 2008 10:26
" Maintenant, il y a un gros problème" vient de dire dans mon dos une voix féminine à l'accent italien. Simultanément, plusieurs personnes sont entrées dans le poste, et je sais déjà qu'il y a un gros problème, bien que je ne me sois pas encore retourné, occupé à remplir les papiers, car dans l'aviation, les papiers, ça oscille entre le prioritaire et le sacré.
Le problème semble donc être à la dimension de l'A321, avec lequel nous venons de déposer 185 passager à Milan-Malpensa, ( super kiss de mon copi, je suis jaloux) avant de repartir dans un quart d'heure vers Roissy, avec une soixantaine seulement. Le vrai problème grave serait de louper le crépuscule sur les Alpes au décollage de Milan, en fait.
Bon, je me retourne.
- C'est quoi, le gros problème ?
Avec son français assez correct et quelques gestes typiquement transalpins, la dame du passage m'explique que l'embarquement est presque terminé, mais que Monsieur et Madame sont encore en porte d'embarquement, qu'ils se sont battus plusieurs fois, y compris devant les autres passagers.
Monsieur porte d'importantes traces de coups et de griffures au visage, les discussions continuent vivement, et bref, bien que peu instruite sur la nature du différent, elle hésite à les faire monter dans notre bel A321, dont l'aménagement intérieur souffrirait certainement d'une bagarre intérieure, sans parler des désagréments envers les autres passagers.
N'écoutant que mon sens du devoir, et revêtant la belle veste à quatre galons que Monsieur Christian Lacroix dessina, pour nous distinguer du tout-venant, j'emboîte le pas à la dame du passage, fort soulagée d'obtenir du renfort, et m'en vais quérir les nouvelles du front.
Effectivement , Monsieur présente quelques signes sur le visage, indiquant qu'il a dû prendre des coups de tabouret dans une réunion à Muret, ou faire Paris- Arkhangelsk attaché au pare-choc d'un camion, en évitant les routes goudronnées.
Madame semble intacte extérieurement, mais visiblement très tendue, du haut de son mètre quatre-vingt. Je m'en tiens respectueusement à distance, j'ai un grand respect pour les dames.
" Il m'a trompée !" dit-elle sobrement.
Ca commence fort.
En plus , tout le monde sourit, ils veulent partir, et dans le même avion, mais il vaudrait mieux qu'ils ne soient pas à côté, n'est ce pas.
J'approuve totalement cette séparation horizontale, d'autant que jusqu'ici leurs cartes d'embarquement respectives les placent exactement l'un derrière l'autre, position déjà pointue à gérer sur Stampe, PA 18 ou Bücker, alors là, vous pensez.
Une vraie virtuose de l'ordinateur, la dame du passage dégotte une place 12 F fort opportunément inoccupée, pour l'attribuer à Madame, tandis que Monsieur demeurera vers les rangs 25, ce qui sur un 321, n'est pas si éloigné que ça, et reste même à portée de voix.
Pendant cette modification mettant en branle divers logiciels, je suis entre Monsieur et Madame devant le comptoir, prêt à me baisser promptement, au cas où une séparation verticale s'avèrerait nécessaire entre ma tronche et le prochain gnon.
On envoie d'abord Monsieur à bord par la passerelle, puis Madame, une fois que le chronomètre nous fait estimer une distance suffisante ( le contrôle sans radar, c'est toute une science). J'arrive enfin dans l'avion, où nos héroïques hôtesses ont assuré un accueil en douceur, Monsieur est au fond, Madame range nerveusement ses bagages, je peux enfin me consacrer à nouveau aux papiers, source de béatitude pour tout pilote normalement constitué.
Allez, on ferme les portes et on s'en va.
Pendant le vol, je prends un peu des nouvelles de la situation diplomatique derrière, car Madame est repartie vers les rangs 25 réclamer son ordinateur et son téléphone.
Notre Chef de Cabine, résolument candidate à la Médaille de l'Aéronautique, est au contact des belligérants, afin que ça ne dégénère pas.
C'est dans un calme relatif que nous nous posons de nuit à CDG ( Ouah ! le nouveau super-atterro de mon copi !), et laissons à regret débarquer nos passagers, sans pouvoir suivre la suite des discussions, certainement passionnantes, dans l'aérogare et sur le trottoir.
Vu les nombreux militaires qui patrouillent, Madame pourra sans peine emprunter un pistolet-mitrailleur, et Monsieur un gilet pare-balles, pour continuer à causer.
Nous, plein, ménage-catering-course à pied, et on repart vers Bordeaux et de nouvelles aventures.
En somme à côté de tout ça, le pilotage de l'avion lui-même, c'est relativement simple.
Jacques Darolles
Conducteur d'engins