Leon Robin a écrit:Pour ceux qui ne la connaissent pas, pourrais-tu raconter l'histoire de cette accélération-arrêt d'un Grise avec un stick de paras à bord, tranche arrière ouverte, où le chef largueur a voulu faire évacuer un colonel en premier ?
Oui-da !
Revenons quelques quarante années en arrière...
A cette époque, certains militaires touchaient une prime appelée "solde à l'air". Pour la justifier, il fallait qu'ils effectuent un minimum de sauts annuels. Si cela ne posait pas de problème pour des soldats aguerris ayant la spécialité de parachutiste, il en allait autrement pour d'autres plus âgés, relégués dans des emplois administratifs. Pour certains, sauter en automatique d'un avion en état de marche demandait un effort particulier sur eux-mêmes.
Je vais vous conter la mésaventure de l'un d'entre-eux.
La Peugeot 204 hors d'âge amena directement le colonel au pied du Noratlas. Comme par magie, tout ce que la compagnie de fusiliers-commandos comptaient de gradés fit cercle autour de l'officier supérieur. Les mains claquèrent sur les pantalons de treillis après que le salut règlementaire leur fut rendu.
Il fut promptement équipé d'un ensemble dorsal-ventral, vérifié et revérifié par une cohorte de sous-officiers dévoués, pour ne pas dire serviles. Cependant son équipement détonnait un peu vis à vis des commandos. Le treillis était trop neuf et ne plaquait pas au corps comme les vieilles tenues lavées et repassées cent fois. Pour couronner le tout, il arborait un casque de moto semi-intégral de la marque Saint Christophe. Le règlement dispensait bien les gradés de porter le casque lourd, et leur accordait un casque de saut léger de marque Guéneau, mais là, quelqu'un avait poussé le bouchon de la protection encore plus loin ! Quelques rictus éclairèrent le visage de la troupe qui poireautait équipée depuis presque une heure...
Tout le monde s'installa à bord de la Grise par les accès latéraux arrières et le colonel fut le dernier à monter, car il serait le premier à sauter. Ainsi son confort serait préservé pendant la rotation, lui évitant d'être oppressé parmi les soldats agglutinés sur les banquettes de toile étroites.
Les 4136 chevaux des 2 moteurs Hercules animèrent les grandes hélices quadripales. Au point fixe, les deux poutres battaient l'air frénétiquement au rythme des sélections magnétos, accusant les variations de pas d'hélice qu'imposait le mécano en suivant sa check-list.
A l'intérieur, le bruit est épouvantable, l'air est haché par les pales, déchiré par les ouvertures béantes des portes manquantes.
Le rideau en plastique gris, masquant les chiottes à l'arrière droit de la soute, claque comme un drapeau dans une tempête.
Le plan fixe oscille avec des amplitudes d'un mètre et fige la peur sur le visage de certains passagers, dont le "Colonel Saint Christophe".
Le calvaire sonore cesse enfin avec une réduction à 1000 T/min. L'appareil roule doucement vers le seuil de piste, avec un frein couinant par intermittence.
Alignement. Lâcher des freins, mise en puissance progressive.
Le vacarme envahit à nouveau la carlingue et les paras se raidissent pour contrer l'accélération qui les tassent les uns contre les autres.
L'appareil roule de plus en plus vite. Les joints des dalles de bétons résonnent dans le train en augmentant le tempo au fur et à mesure que la vitesse s'accroit.
Le chef-largueur jette un regard inquiet dehors. Il a le sentiment que quelque chose cloche.
La "grise" roule toujours mais n'a pas décollé. Elle avale encore une centaine de mètres et l'enfer se déchaîne dans la carlingue.
Le mécano vient de passer les hélices en reverse, ce qui a pour effet d'amplifier le vacarme ambiant. L'avion vibre de partout, les moteurs hurlent leur détresse d'être torturés de la sorte.
L'équipage gère tant bien que mal cette accélération-arrêt imprévue.
Un soubresaut signale que l'avion vient de franchir le seuil de piste et roule sur le prolongement dégagé.
Mu par un réflexe, le "Colonel Saint Christophe" tente de se lever en roulant des yeux exorbités.
- L'AVION NE PEUT PAS DÉCOLLER ! ON VA SE CRASHER, MON COLONEL ! SAUTEZ ! SAUTEZ ! lui lance le largueur soucieux de préserver l'officier. (Qui sait ? Peut-être qu'un jour il lui sera reconnaissant de lui avoir sauvé la vie, s'ils s'en sortent).
Poussé par le largueur, le colon franchit la porte et roule comme un pantin désarticulé sur le sol. Il échappe un cri de douleur en tentant de se relever : bassin fracturé !
A travers un voile flou provoqué par une commotion cérébrale, ses yeux détectent la Grise qui a fait demi-tour avant la fin du Prolongement Dégagé.
Elle roule maintenant tranquillement vers le parking, son frein continuant de couiner narquoisement, tandis qu'à l'intérieur un Adjudant-Chef désabusé pense à sa reconversion dans le civil.